Chapitre 2 : Une nouvelle carte d’état major


« Tous les modèles sont faux, mais certains peuvent être utiles. »
Edward Deming

Cette nouvelle dialectique du but et des contraintes me perturbe au plus haut point. Pourquoi donc la division d’un but en sous-buts semble-t-elle échouer systématiquement ? Toute ma scolarité d’ingénieur, je l’ai placée sous le rationalisme de Descartes : tout problème peut se décomposer en sous-problèmes indépendants, toute cause produit des effets et il existe des causes premières, des lois immuables qui expliquent la réalité …Cette nouvelle confrontation avec un écosystème humain trop contingent me renvoie soudain des vagues de nostalgie. Je me trouve replongé dans l’univers mathématique de ma jeunesse, où tout était plus simple, plus beau, où je croyais qu’existait LA solution.

Peut-être ai-je besoin de me référer à un nouveau maître ? J’appelle Kasperski. Une fois arrivé dans mon bureau, l’énergumène ne juge pas utile de s’excuser de sa récente disparition. Je n’ose pas faire allusion à cet épisode, et compose le numéro de Secrotas.

– Jean-Louis Secrotas ? C’est Paul Boulier de la Générale.

– Bonjour Monsieur Boulier, comment allez-vous ?

– Très bien, merci, et vous-même. Je suis en compagnie d’un collaborateur, M. Kasperski, qui m’a aidé à répondre à vos questions.

– Excellent, à quelles réponses êtes-vous parvenus ?

– Le but de la DSI est de maximiser le débit de demandes mises en production, sous contrainte de coûts, de risques et d’intégration.

– Fantastique ! C’est extrêmement clair. Je ne dis pas cela pour vous être agréable. Utilisé comme leitmotiv auprès de vos collaborateurs, cela pourra effectivement guider chacune de leurs décisions.

– Merci Jean-Louis ! Je peux vous appeler Jean-Louis n’est-ce pas ? Cependant nous ne pouvons en rester là, un slogan ne suffit pas. Je fais quoi maintenant ?

– Avez-vous le sentiment que la DSI atteint son but tel que vous l’exprimez ?

– Non.

– Quelles sont les causes majeures qui l’en empêchent ?

– A cette question pour une fois j’ai tellement de réponses possibles que je ne sais laquelle choisir : peur de régressions sur ce qui marche déjà si on accélère les évolutions, circuit de décision d’investissement très long, vieillissement du patrimoine informatique, différences de productivité entre équipes …

– Avez-vous une carte du Système d’Information qui nous permette de visualiser les facteurs clés de succès pour atteindre votre but ?

– Bien sûr ! dis-je fièrement, en tentant de me connecter à l’Intranet « Cartographies du SI ».

– Contient-elle des informations qui permettent de mesurer la valeur pour le métier, le débit, le coût, ou la sécurité ?

– Euh … non, pas directement, c’est une cartographie. Mais elle contient un recensement exhaustif de nos systèmes et de leurs relations, c’est déjà bien utile.

– Pas vraiment pour ce qui nous concerne.

– J’ai aussi la carte de notre dernier schéma directeur … elle fait apparaître très distinctement les blocs fonctionnels, les référentiels de données …

– Un schéma directeur n’est qu’une carte virtuelle, Paul, un modèle qu’on aspire à faire émerger de la réalité, mais pas la réalité. On ne sait d’ailleurs pas à un instant t si la réalité projetée sera meilleure. Au fond, qui peut le savoir ?

– Mais qu’avez-vous en tête alors, Jean-Louis ?

– Je peux vous proposer un petit exercice qui devrait vous aider : dresser une nouvelle carte du SI qui apporte un niveau d’information utile pour atteindre le but tel que vous l’avez exprimé. Je vous envoie à l’instant la légende de cette carte par email.

Effectivement, trois messages surgissent sur mon ordinateur.
Secrotas commence son exposé :

« Je vous propose de mesurer trois métriques pour chaque application du Système d’Information.
La première est l’actif. J’entends par là la valeur qu’a le système du point de vue de ses utilisateurs. Cette métrique est rarement mesurée car on peut tergiverser des années sur ce que vaut un système : vaut-il la somme de ce qu’il a coûté, le coût de son arrêt pendant 3 jours, la perte d’une image de marque s’il tombe ? C’est du reste souvent pour cela que l’on ne mesure que les coûts. Pour mesurer l’actif, osez faire fi de l’abondante littérature engendrée par le thème du capital immatériel. Utilisez une méthode simple, fondée sur une seule question : « que ferions-nous sans ce système ? ». Les utilisateurs vous répondront alors soit qu’ils doivent sortir d’un marché – ce serait par exemple le cas pour un commerçant électronique qui perdrait son site Web – soit qu’ils doivent remplacer le système par des petites mains et de la bureautique – un système comptable pourra toujours être remplacé par un tableur et des dizaines d’opérateurs.

Au final vous obtiendrez un chiffre approximatif en euro. Cette valeur donnera la surface de nos applications, comme l’explique mon premier message :

La deuxième métrique est le coût total de l’application. J’insiste sur le total. Il s’agit d’évaluer l’économie annuelle que réaliserait la Générale si elle supprimait ce système. Cette économie prend sa source jusque dans les activités de construction et d’exploitation, souvent séparées dans des budgets différents – par exemple x euros d’études et de développement et y euros de machines, licences logiciels, heures d’astreinte, etc. Vous utiliserez une teinte allant du clair au foncé pour matérialiser ce coût en pourcentage de la valeur. Plus un actif est clair, plus son rapport valeur/coût est intéressant, plus un actif est sombre moins il est utile à l’entreprise ; et un actif gris coûte autant qu’il rapporte :

La troisième et dernière métrique est le passif de chaque système, c’est-à-dire la dépense qui serait nécessaire pour ramener l’application vers des normes de productivité cohérentes avec votre but. Là encore, descendez sur le terrain, et posez simplement la question « quel serait le niveau d’investissement nécessaire pour que cette application revienne à l’état de l’art de la productivité ? ». Vos collaborateurs pourront chercher à évaluer la dette technique accumulée avec le temps, dette à l’origine des coûts et des risques d’aujourd’hui : strates accumulées sans jamais nettoyer le fond, données en doublons, testabilité difficile, obsolescence technique. Ils réfléchiront alors à un projet de remaniement qui permette par exemple d’homogénéiser, de factoriser, d’ajouter des tests automatiques ou de mettre à jour la technologie. Pour finir, vous représenterez le coût ainsi évalué de ce projet en pourcentage du coût total calculé précédemment : 10% un contour fin, 100% une croute épaisse.

Paul, d’après vous à quoi ressemblerait la carte du Système d’Information selon cette légende ? » conclut-il.

Je réfléchis un moment. Il m’énerve avec ses bulles de savons et ses chiffres « à la louche », j’ai l’habitude des vrais chiffres moi ! J’essaie de rester calme. Je commence à lister les éléments qui me viennent à l’esprit : beaucoup d’applications dont les métiers pourraient difficilement se passer, bon rapport qualité-prix dans l’ensemble, passif limité grâce aux programmes d’urbanisation et de réécritures entrepris sous mon autorité, quelques moutons noirs le long de la route…

Je me lance dans un brouillon de dessin, mais déjà Secrotas prend congé poliment, et nous invite à le solliciter dès que nous aurons les premières esquisses.

Kasperski m’aide à formaliser mes intuitions. Nous les consignons dans une première carte.

Tout à coup, avant que je ne le lui suggère, il me demande de combien de temps il dispose pour mener un premier niveau d’enquête.

Je lui donne quinze jours et ma bénédiction…

*

Il est plus de 19h quand Kasperski entre dans mon bureau en brandissant des papiers avec une moue gênée.

Le quotidien qui m’a envahi ces dernières semaines m’a presque fait oublier la carte, et surtout mon ultimatum.

« Paul, j’ai rencontré plus de vingt équipes, interviewé en groupe les métiers et les informaticiens, et consolidé le résultat dans cette carte » dit-il en dépliant son ouvrage.

Et d’ajouter :
– C’est plus noir et crouté que prévu …

Il a réussi à me mettre immédiatement en colère. Je l’invective :

– Je dépense une part colossale du budget en contrôle qualité, en normes et procédures, en standards d’architecture, en composants mutualisés et vous me représentez le SI comme une sorte de décharge pleine de boules puantes, où la moitié des logiciels seraient pourris et devraient être remplacés !

Puis de m’excuser :

– Désolé Kasperski, vous n’y êtes pour rien. Les délais de livraison s’allongent, les clients n’ont pas ce à quoi ils s’attendent, et l’informatique coûte de plus en plus cher. Maintenant en plus, avec ce type de schéma, il m’est impossible de défendre son rapport qualité/prix ! Mais il reste un élément qui m’échappe : nos collaborateurs sont vaillants et compétents, ils ont tous des missions précises, qui participent d’une manière ou d’une autre à la réalisation du but, qu’ils soient développeurs, exploitants, acheteurs, architectes …

– On peut prendre l’hypothèse que chaque département fonctionne de manière optimisée, et que le grand horloger, vous en l’occurrence, n’êtes pas assez compétent pour coordonner le tout. Mais je ne pense pas que ce soit cela la bonne approche. La DSI n’est pas une horloge, ce serait plutôt un ensemble de cercles, vicieux ou vertueux, entrant en résonance les uns avec les autres : l’optimum de l’un peut nuire à l’optimum de l’ensemble.

– Hum. Appelons Secrotas, je veux son avis.

Bientôt sa voix résonne dans le haut-parleur :

– …. En effet, d’une manière générale produire de la valeur ajoutée nécessite de coordonner les efforts, de synchroniser les nombreuses ressources de l’entreprise : développement, marketing, vente, production, finance…Ce débit de valeur ajoutée se trouve à la merci du maillon le plus faible de la chaîne. Vous êtes d’accord avec moi Paul ?

– Oui. Mais pouvons-nous dérouler le raisonnement sur un exemple d’optimisation locale, celle des prix de revient par exemple.

– En voulant optimiser les coûts on néglige souvent l’importance de certaines ressources contraintes, qui pèsent sur l’ensemble de la chaîne en ce qu’elles en dictent le débit maximal. Par exemple, les achats décident de s’adresser à un fournisseur de roulements à billes moins cher mais livrant moins vite, avec comme résultat final d’assécher la contrainte, c’est-à-dire le poste d’assemblage du train avant, qui utilise ces roulements. La comptabilité analytique va saluer une diminution des prix de revient (et l’acheteur obtiendra sa prime), mais le débit de voitures aura diminué, ainsi que l’efficacité de l’entreprise au regard de son but. Sur ce poste goulet, il vaut mieux choisir un fournisseur plus cher mais plus fiable.

– Je sais. Lorsque nos achats font un but à part entière de la diminution du prix de revient des prestataires informatiques, ils peuvent s’opposer à l’objectif principal qui est de maximiser le débit de demandes mises en production… Comme disait un de mes amis CIO « If you pay peanuts, you get monkeys ».

– Cela peut même aller plus loin dans les effets pervers. Dans l’industrie, le pilotage par les prix de revient encourage à faire des stocks – or plus personne aujourd’hui ne souhaite faire des stocks, c’est-à-dire immobiliser du capital. En effet, quand les ventes vont mal, il convient de baisser l’activité pour s’aligner sur la demande. Mais alors, les coûts unitaires grimpent, puisqu’une grande partie de ces coûts n’est pas variable mais fixe : on ne supprime pas les gens ou les machines comme ça, même si on ne les utilise pas ! Pour préserver l’optimum local des « prix de revient », on va donc surproduire en période de sous-activité !

– J’imagine que tout cela a des raisons historiques. La méthode devait être pertinente au début du siècle, quand l’essentiel des coûts étaient variables, y compris le travail, payé à la pièce jusqu’au début du XXe siècle. Aujourd’hui, c’est souvent l’inverse, l’essentiel des coûts est fixe – les salaires sont payés à l’heure, pas à la pièce – mais la méthode de comptabilité analytique n’a pas évolué.

– Exactement, comme quoi il est temps d’évoluer !

J’enrage de n’avoir pas réfléchi davantage auparavant en ces termes, car tout m’apparaît de manière limpide à présent : non seulement il y a les achats qui diminuent les coûts unitaires de main d’œuvre au détriment de la qualité des logiciels produits, mais il y a aussi les représentants des utilisateurs qui tentent de « bien » cadrer la création de logiciel en accumulant les demandes métier dans des cahiers des charges qui – sous couvert d’exhaustivité – ne distinguent plus le nécessaire du superflu ; les architectes « simplifient » le SI en créant des guichets normatifs où s’empilent les demandes des projets ; les délais sont encore allongés, et au final voient le jour dans la douleur des monstres parfois adaptés mais toujours inadaptables…

Et tout ceci n’accorde pas une grande valeur au temps ! Alors que la maîtrise du temps est la vertu qui peut entraîner toutes les autres : les coûts bien sûr par effet mécanique, mais aussi la qualité, car pour livrer vite en toute sécurité il faut l’augmenter…
Et si on arrêtait la quête de systèmes adaptés à tout pour se consacrer à bâtir des systèmes adaptables !

Le téléphone sonne, interrompant mes pensées :

– Oui, j’écoute

– Ici Pichot de la Direction Commerciale. Vous êtes ailleurs ou en vacances Paul ?

– Pardon ?

– Vous avez dans votre boîte aux lettres un message que vous auriez peut-être dû lire avec attention …

Je me précipite sur mon ordinateur, Pichot est le Directeur Commercial et je ne l’ai jamais eu au téléphone pour autre chose que de gros soucis …

Effectivement un message dix fois transféré, répondu et re-transféré avec désormais une vingtaine de destinataires appartenant à quatre niveaux hiérarchiques vient de me parvenir :

From: Stéphane Pichot
Subject: Tr : Tr : Re : Alerte, bug sur le site Internet suite mise en production version 3.12Paul, faites quelque chose, vite.
SP.
>
> … vous vous foutez de ma gueule !!! On est en train d’offrir un voyage en
> Martinique à tous les mecs qui font un virement sur notre site bordel !!!
> …
>
>>
>>… on a développé la nouvelle fonctionnalité de super pactole pour le
>> 100 000e virement …
>> … depuis qu’on a atteint les 100 000, chaque nouveau virement indique
>> « vous avez gagné le pactole », est-ce normal car il n’était pas spécifié
>> que l’on doive remettre le compteur à zéro ? …
>>

Je tourne la tête pour regarder la nouvelle carte d’état major : la bulle « site Internet particulier » est noire, avec une énorme croute rouge. Je sens mon sang se glacer. D’après la carte, cela signifie que la dette technique est monstrueuse, donc que la correction prendra du temps, et que l’on a toute chance de déclencher d’autres bugs …

« Kasperski, je gère l’urgence ce soir et cette nuit. Pour le reste, on commence lundi. 8h dans mon bureau. Excellent week-end. »

-> Chapitre 3

11 réponses à « Chapitre 2 : Une nouvelle carte d’état major »

  1. Je m’aperçois que je suis de la vieille génération et j’ai besoin de le lire sur papier pour griffoner des remarques et avoir une vue d’ensemble. Je repasserai quand j’aurais pu le lire sur papier et prendre du recul 😉

  2. Je ne comprends pas le schéma : faut-il faire la somme du CA perdu + remplacement pour obtenir l’actif ?
    Que signifie 1= et 100= : 1 pour le système en place et 100 pour le remplacment par 100 personnes ?

  3. Le critère choisi pour l’actif conduit à une grossière surestimation. Un maillon de la chaîne de valeur ne peut revendiquer pour lui seul tout l’actif correspondant à la chaîne entière. Sinon il suffirait de rajouter des maillons intermédiaires pour augmenter l’actif.

    De même, la valeur d’un logiciel ne peut se comparer au coût des mêmes tâches assurées à la mimine+Excel. On pourrait au minimum comparer au progiciel sur étagère le plus proche.

    Il faut à mon avis tout simplement réactualiser en permanence pour chaque application les données ayant présidé à la décision d’investissement, et qui justifiaient le ROI.

    La valeur d’un actif, c’est comptablement l’actualisation des bénéfices futurs qu’il apporte.

  4. Bigre, est-ce-à-dire que la comptabilité analytique ne fait pas la distinction entre coûts fixes et coûts variables ? Vous m’étonnez un peu.

  5. C’est le paradigme de la programmation orientée objet.

  6. Ils s’appellent par leur prénom au 2ème coup de fil ?
    Me parait très familier et trop américain…

  7. OK, modifié

  8. Le dessin donne une idée de /l’échelle de visualisation/. Un actif de 1€ sera un petit cercle, un de 100€ le grand.
    Concernant le modèle proposé par Yann, il représente le consensus financier pour une valorisation … mais est très difficile à appliquer dans la réalité informatique ! Calculez les flux de revenus futurs de votre ERP..? Tous les modèles sont faux, certains sont utiles, le modèle proposé permet de hiérarchiser les actifs informatiques et d’observer leur ratio coût/valeur. Effectivement, la somme des actifs IT peut être supérieure au chiffres d’affaires de l’entreprise, par exemple pour un eCommerçant il faut additionner la valeur de son site (si je ne l’ai plus je n’ai plus de CA) et celle de son back-office (x ETP pour gérer les commandes et la comptabilité à la main).

  9. La recherche de l’adaptable est le /souhait/ de la programmation objet, dans les faits, elle n’a pas considérablement modifié le taux de remaniement du code .. plombé par la difficulté à retester simplement des logiciels de plus en plus complexes et critiques.

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