Dans un livre très documenté, Extension du Domaine de la Manipulation, Marcella Marzano nous fait voyager via Kant, Freud, Hannah Arendt, Max Weber ou encore Tocqueville pour évoquer la transformation du statut du travail, et sa progressive prééminence au centre de nos vies. Du travail « trepanum », instrument de torture, réservé aux esclaves et aux serfs, le travail se transforme à partir du XVIIIe siècle en un moyen d’accomplissement, de réussite. Evolution salutaire, mais qui progressivement au XXe opère un glissement totalitaire, où l’on ne travaille plus pour vivre, mais où l’on vit désormais pour travailler. Les lieux de travail se transforment en « institutions totales », des entreprises à la fois Eglise et Nation, pourvoyeuses d’une éthique et d’un mode de gouvernement, imposant un pouvoir spirituel et temporel.
Ainsi chez Orange, Danone ou Renault, malgré des discours humanistes – développement durable, organisation participative, efficacité par l’épanouissement des salariés .., la réalité semble parfois plus nuancée.
Chronique parue dans 01 Informatique du 31 mars 2011
Que revêt l’épanouissement individuel quand il sert aveuglément la maximisation des profits ? A quoi sert la communication en entreprise quand elle se résume à de la propagande, scénarisée dans du storytelling et diffusant les mythes de l’entreprise afin de mobiliser les masses plus qu’à les construire par l’échange ?
Dans cette charge contre les grandes entreprises, Michela Marzano omet de dire que l’on retrouve les mêmes ingrédients dans les institutions publiques, Education Nationale, Ministère des Finances, ou Pôle Emploi. La frontière implicitement décrite entre entreprises privées manipulatrices et institutions publiques protectrices n’en est pas une, et l’auteur peine à nous éclairer quant à ce qui pourrait distinguer une organisation aliénante et peu efficace d’une organisation épanouissante et efficace. Pour ma part, j’observe que toute organisation tend tout d’abord à maximiser son utilité puis glisse invariablement plus ou moins vite dans la maximisation de son profit, y compris s’agissant d’établissements publics ou d’ONG où le profit est assimilable au confort. Ce phénomène a été notamment décrit depuis 1958 par l’historien Cyril Northcote Parkinson.
Triste constat, qui souffre heureusement de nombreuses exceptions, de Wikipedia au Restos du Cœur en passant par la Grameen Bank de Muhammad Yunus. Le mouvement d’entreprenariat social qui se développe peu à peu pourra peut-être définir une voie plus durable, en enracinant dans le comportement des entreprises le but de maximiser leur utilité sous contrainte de profits (pour survivre et se développer), et pas l’inverse, comme trop souvent dans la réalité. On dit de Wikipedia et Google qu’ils sont utiles, ce que l’on mesure assez bien au nombre de pages vues. On dirait la même chose du Ministère des Finances s’il maximisait le rapport entre impôt collecté et impôt disponible pour l’état… Notez que cette statistique n’est pas disponible, et la réforme du prélèvement à la source qui pourrait drastiquement l’améliorer, toujours au point mort.
L’Entreprise serait mauvaise par genèse ? Dans ce tableau, le coach décrit par Michela Marzano apparaît comme la dernière arme à la mode. Coach de manager, coach Agile, coach Lean … Apportant l’art de l’écoute et du questionnement, aidant à dépasser certaines de nos limites – apprendre à comprendre plus qu’à convaincre, observer les différentes perceptions d’une même réalité – il peut certes nous aider individuellement et collectivement, mais au service de quels perfides destins ?
Enfin, elle souligne que, polarisé sur l’atteinte de résultats rapides, le coach peut dépasser les limites de la bienveillance, et opter pour un leitmotiv simpliste « vouloir c’est pouvoir », « toutes les limites sont franchissables, cela ne dépend que de vous », faisant fi du contexte matériel, de l’éducation ou de la psychologie du sujet. Tout ne dépend pas malheureusement de soi et cette posture attisera la culpabilité plus qu’elle ne produira de changements.
On sort donc de cette démonstration un peu manichéenne enrichi sur les frontières à ne pas dépasser en matière de coaching : oui, il existe des techniques efficaces pour dépasser des limites individuelles et collectives, mais non tout n’est pas possible pour tout le monde, et nous sommes riches de ces différences. L’eau du bain, sans le bébé s’il vous plait.
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