Trois ornières mentales à dépasser


Les informaticiens ont été les premiers à observer les phénomènes de complexité dans les grandes organisations. Leurs systèmes d’information en sont l’exact reflet : silos, conflits, doublons, désalignement stratégique, individualisme ou absence de but partagé forgent les bases de données dispersées et de mauvaise qualité, les applications inutiles, les interfaces compliquées, les outils concurrents ou inadaptés. Nous sommes donc régulièrement aux premières loges de la fabrique de la bureaucratie : nous codons dans nos algorithmes l’immaturité de l’organisation.

Ainsi par exemple dans les années 2000 nous avons bâti les systèmes de gestion des risques réglementaires des grandes banques (imposés par la réglementation dite “Bâle II”), systèmes d’une grande complexité, qui imposent de nouvelles contraintes au terrain, et qui, la veille du krach de 2008, affichaient fièrement un voyant vert, tout va bien. Embaucher dix journalistes par banque eut été largement plus efficace pour déceler le risque induit par des obligations pourries en provenance des US…

Mais cette expérience nous a permis d’observer les mécaniques profondes à l’œuvre et les représentations mentales à l’origine de ces constructions. On peut en citer trois principales :

  • la croyance que mutualiser, regrouper des fonctions est toujours gagnant, comme une belle équation que l’on factoriserait, et qui deviendrait plus pure, plus simple,
  • la croyance que tout problème complexe peut se résoudre par une réduction en sous-problèmes, et une planification détaillée,
  • la croyance que piloter les organisations par leurs moyens est plus efficace que de les gouverner par leurs finalités.

La concentration permettrait des économies d’échelle ?

“économies d’échelle”, “centralisations”, “secrétariat généraux mutualisés”, “directions informatiques centrales” sont des représentations du quotidien. Il ne viendrait à l’idée de personne de questionner ce puissant mouvement de “rationalisation”. Et pourtant.

Lorsque une des principales banques mutualistes a rationalisé (centralisé) son informatique, les coûts informatiques sont passés de 8% du PNB bancaire en moyenne à plus de 10%, et la satisfaction a diminué, conduisant à l’embauche de personnels informatiques supplémentaires en local pour combler ce déficit. Lorsque les régions ont fusionné pour réaliser un milliard d’économies, ce sont à l’inverse des doublons de postes conservés, et une facture qui augmente. On pourrait penser qu’il s’agit d’un régime temporaire, qui une fois dépassé, va voir les économies enfin se dégager. Or il n’en est rien. Dix ans après la fin de la fusion des informatiques bancaires, non seulement les coûts ont encore augmenté, mais la satisfaction des usagers – notamment liée à la capacité à livrer des améliorations du quotidien – est toujours en berne.

Pourtant partout, cette centralisation administrative, déjà abondamment décrite par Tocqueville, demeure la règle. L’insatisfaction se mue en fatalisme, et, loin des usagers du service public, les mutualisations ambitieuses, lancées dans des grands programmes, conduisent le plus souvent à des tragédies de l’exécution ou à des solutions uniformes qui dégradent pour beaucoup la qualité du service, sans pour autant réduire la somme des coûts qu’elles étaient censées diminuer. Ainsi depuis dix ans, la saisie des factures dans Chorus pour tous les fournisseurs de l’État est un système fragile, compliqué, et défectueux. Aucune amélioration n’y a été apportée, comme si les héros qui l’avait fait naître étaient passés à autre chose.

Ce caractère figé est important, il est la conséquence de notre conception des systèmes en deux phases, projet (investissement fort), puis maintenance (investissement faible). Car tout projet finit par livrer quelque chose. Un département aux prérogatives transverses existe, existence qui témoigne à elle seule de sa réussite : son site web a été livré, l’offre de service est disponible, ses normes obligatoires. Il est bien plus difficile d’admettre l’avis des usagers dans ces “succès”. Et si l’on répondait sincèrement à la question “le monde est-il mieux avec ce nouveau système que sans ?”. Nous aurions de nombreuses surprises : tout le monde se plaint à raison des « standards groupe », des « offres de service », et plus généralement de l’accumulation de machins (T2A, Chorus, …) qui s’imposent aux acteurs dans l’organisation.

Cette concentration délétère existe aussi dans le privé, et corrobore la théorie économique qui veut que le monopole – même interne – est structurellement moins performant que des acteurs en concurrence. Ainsi dans le privé comme dans l’administration, les grandes fonctions support mutualisées dont nous avons rêvé se révèlent souvent en d’atroces monopoles.

Non seulement nous créons des monopoles internes, sans concurrence donc, mais également sans pilotage de leur performance, jugeant que leur seule présence les justifie. C’est la force de la représentation dominante « concentré = bien ». Dans les organisations matures où ce problème est connu, des mesures existent pour l’adresser. Ainsi, même si l’on peut critiquer la gestion sociale ou fiscale d’Amazon, lorsqu’une fonction support y existe en interne, elle doit être en mesure de se confronter au marché, et donc offrir ces services à d’autres clients que l’entreprise (AWS : informatique à la demande, logistique à la demande).

Les zones beta dans lesquelles se sont développées les Startups d’État ont quant à elles expérimenté une logique de fonction support choisie plutôt que subie : aucune fonction support n’est obligatoire si l’on peut reproduire l’essentiel localement (recrutement, informatique locale, aide juridique externe, design, communication ..).

Pour dépasser ce premier paradigme délétère “mutualiser c’est bien”, nous pourrons donc disposer de deux nouvelles règles :

  • les opérations ont le choix de reproduire si nécessaire des fonctions support, on passe des fonctions support subies aux fonctions support choisies;
  • toute fonction support revendiquant une place dans une organisation doit être en mesure de vendre ses prestations à l’extérieur.

Une politique publique pourrait se construire sur plan ?

A tout problème complexe, il existe une solution simple, et fausse.

Henry Louis Mencken

Quelle est la différence entre un système complexe et un système compliqué ? Dans un système compliqué – un pont ou une centrale nucléaire par exemple – si vous déroulez exactement le plan, le système va fonctionner de manière optimale. Dans un système complexe, un système où s’exercent des forces naturelles cumulativement imprévisibles – la biodiversité ou la formation professionnelle par exemple – c’est l’inverse, si vous déroulez le plan, vous êtes sûr d’obtenir une situation sous-optimale.

Tout système complexe qui marche est invariablement issu d’un système complexe plus petit qui marchait.

John Gall

Cette contingence des systèmes complexes fait que nulle confiance ne peut être accordée aux plans qui voudraient en décrire une version améliorée. Le monde sera-t-il mieux avec un Revenu Universel d’Activité ? Nul ne le saura jamais sans l’avoir testé. Du reste la réponse variera sensiblement selon les règles de design finalement utilisées, la qualité de la réalisation, la prise en compte des spécificités, le choix des mots utilisés…

Pour qu’un système complexe passe d’une version N à une version N+1, avec une amélioration avérée, il vaut donc mieux faire confiance à une équipe sur le terrain qu’à un plan. Cela peut paraître paradoxal, mais plus le système est complexe, plus il faut aller vite pour tester des hypothèses sur le terrain, là où l’on n’aurait tendance à ralentir pour en réaliser des plans faussement rassurants. Notre désir de contrôle, d’impossible prédictibilité, entretient une bureaucratie dont les objectifs variés ne s’alignent que rarement sur ceux des faiseurs de terrain.

Une nation qui fait une grande distinction entre ses érudits et ses guerriers verra ses réflexions faites par des lâches et ses combats menés par des imbéciles. ».

William F. Butler

Les plans pourront être utiles ensuite lorsque l’équipe aura levé les innombrables incertitudes sur ses terrains d’expérimentation, quand le  problème ne nous apparaîtra plus complexe, mais sa généralisation seulement compliquée.

Piloter par les moyens permettrait de maîtriser les fins ?

Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose. Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer.

Antoine de Saint-Exupéry

Nul ne l’ignore, la division du travail, y compris dans les entreprises de service comme les administrations, est la règle. Elle condamne les divisions des organisations à être pilotées par des moyens (des achats moins chers pour la direction des achats, des engagements moins risqués pour la direction juridique, des fonctionnalités plus nombreuses pour l’informatique, etc.), et laisse au haut de la pyramide le soin d’aligner ces finalités “d’ordre 2” sur la finalité principale, qui elle s’adresse au citoyen : s’insérer dans la société, préserver sa santé, garantir sa sécurité …

Malheureusement, comme en témoignent les immenses experts qui se sont penchés sur ces dynamiques (Eliyahu Goldratt, Edward Deming, Edgar Morin, Michel Crozier …), la somme des optimum locaux ne fait pas un optimum global, quel que soit le talent des dirigeants. Par exemple, lorsque la direction des achats d’un constructeur automobile maximise ses objectifs en achetant au meilleur prix, elle prend le risque d’acquérir des roulements à bille de moindre qualité, qui au final ont un taux de panne plus élevé, déplaçant le problème vers la direction de la maintenance, et au final les quelques centimes gagnés par roulement conduisent l’entreprise à perdre des milliers d’euro à chaque panne.

Cette division du travail qui éloigne les agents de l’intérêt des usagers et avilit l’objet social des services publics est pour beaucoup dans la propagation de maux profonds dans l’administration : désengagement, burnout, bullshit jobs. Lorsqu’il ne s’agit plus d’améliorer la santé mais d’appliquer un taux de remboursement, lorsqu’il ne s’agit plus d’insérer les jeunes dans la société mais d’appliquer un programme scolaire, lorsqu’il ne s’agit pas d’améliorer l’employabilité mais de dispenser un volume de formations .. les finalités ont été dissoutes dans les moyens, et le travail perd de son sens.

Comme le démontrent Michel Crozier dans “L’acteur et le système”, les comportements égoïstes ne sont pas l’exception mais la règle dans une organisation. Un acteur tentera toujours de maximiser ses marges de manœuvre dans le “jeu” que lui offre le système. Les machines tomberont un peu en panne pour justifier les techniciens de maintenance, les risques juridiques seront amplifiés pour justifier le recours aux juristes, les besoins en main d’œuvre seront exagérés pour diminuer la pression sur les équipes … Ce que ne décrit pas Crozier, c’est combien ces comportements prévalent à mesure que l’objet social de l’organisation devient contestable. Dans une société dont le but est le profit ou dans une administration dont le but n’est plus que d’appliquer une norme, rien ne vient contredire cette éthique individuelle, car l’objet social de l’organisation a perdu sa noblesse. Lui opposer l’intérêt personnel est donc peu contestable. Au contraire, lorsque l’organisation reste polarisée sur un objectif d’intérêt général – préserver la santé de ses usagers par exemple – les arrangements dans le système peuvent être limités.

Or on y songe peu, mais le monde a beaucoup changé en 50 ans. L’alphabétisation massive, l’accès à toute l’information à coût quasi nul ou la possibilité de connecter les individus dans toutes formes de réseaux sociaux, ouvrent la voie à des organisations plus modulaires, plus autonomes, et centrées sur leur impact. Une école, une agence emploi, une caisse de sécurité sociale pourraient s’organiser loin des silos qui laissent trop souvent les usagers batailler avec leur indifférence.

Cette transformation est largement entamée dans l’industrie depuis les années 1950 dans le sillage du Toyota Production System (TPS) qui a infusé la pensée “lean”, c’est à dire la recherche de la satisfaction client par la participation volontaire des opérateurs à la qualité et l’efficacité. Adapté, souvent galvaudé en injonction descendante, le lean ne s’entend que par le développement des personnes. Mais la plupart des usines confrontées à la concurrence mondialisée n’ont pas eu d’autres choix que d’expérimenter des îlots d’autonomie puis de les étendre à des usines entières pour atteindre les standards de productivité nécessaires à leur survie. En France, l’histoire de Michelin est assez représentative de cette évolution.

Dans les services, où la concurrence est finalement moindre – songez aux monopoles administratifs, à la dizaine de banques et aux quatre opérateurs mobile Français – le mouvement ne s’est que faiblement déployé. Certaines entreprises comme la MAIF explorent en pionniers ces voies où une large autonomie est concédée aux équipes de la relation client pour résoudre les problèmes de leurs sociétaires.

Mais l’écrasante majorité des grands opérateurs de service n’a pas atteint la maturité et la discipline que l’on peut observer dans les systèmes lean industriels aux pratiques autogestionnaires établies. La mesure de la performance y est en particulier plus complexe : on peut mesurer le débit de pneus d’une usine, leur taux de défaut, mais il est plus difficile de mesurer le débit d’utilité d’un service juridique ou marketing.

Cette difficulté à se placer dans l’œil du client, à mesurer un impact, une utilité, provoque un évitement du problème par son déplacement dans l’espace des moyens et plus celui des fins. Dans le management des services, l’ensemble des conversations, des arbitrages se situent dans cet espace des tâches, des fonctionnalités, des projets. On investit tant de millions dans “la refonte de l’offre de service”, et l’on aura réussi lorsque le projet sera terminé, point, c’est suffisant. A aucun moment quelqu’un ne s’est engagé pour dire, “après la refonte de l’offre de service, le temps de résolution d’un cas client baissera de 22%, ou le nombre d’erreurs de gestion va baisser de 30% …”. Essayez par exemple la maïeutique suivante : votre équipe/service/direction a disparu, que se passe-t-il ? Que peut-on lui substituer de simple et frugal pour vivre sans vous, même un peu moins bien ? Ce coût de remplacement – augmenté du préjudice de moindre qualité – est un bon repère de la valeur.

Cette absence de polarisation sur l’utilité relève aussi du confort, puisque le maintien de la pensée collective dans le champ des moyens permet d’éviter la sanction des usagers. Ou de la différer, car face à des acteurs du service mondialisés qui ont intégré l’amélioration continue dans leur ADN, les GAFA en particulier, les usagers ne vont pas tolérer longtemps d’être méprisés par les guignols du service Taylorisé…

Désengagement, épuisement, burn-out, bullshit jobs … une fatalité ?

Le quotidien des employés de grandes organisations est donc caractérisé par de grands mouvements de mutualisation, une faible autonomie des équipes, et une culture résolument tournée vers les moyens. Et pourtant ça marche ! Nul ne peut nier les immenses progrès qu’ont permis les organisations actuelles pour améliorer notre condition.

A l’aube du XXIe siècle, ce paternalisme autoritaire atteint néanmoins une limite. Bien qu’aucune étude académique sérieuse ne se soit penchée sur les impacts des phénomènes bureaucratiques dans les grandes organisations publiques ou privées, le malaise est bien là. Qui n’entend pas régulièrement l’un de ses témoignages dans son entourage ?

  • “j’adore mon métier, mais on m’empêche de le faire”
  • “moi maintenant je n’essaye plus d’être utile, je fais ce qu’on me dit”
  • “j’ai encore passé ma journée dans des réunions inutiles”

Comment ces témoignages peuvent-ils être si répandus alors que le taux de bullshit job varierait entre 10 et 20% ? La réponse tient dans la métaphore de l’iceberg : les métiers inutiles s’épanouissent surtout dans les registres du contrôle, de la coordination, de la conformité, de la comptabilité ou de la communication. Ce n’est donc pas forcément l’occupant du bullisht job qui souffre, mais le maçon, l’infirmière ou le professeur qu’il contrôle, qu’il coordonne, qu’il met en conformité, ou qu’il comptabilise. Ajouter des contraintes sans valeur ajoutée à un travail provoque un sentiment de dépossession, d’impuissance et d’injustice. Cette souffrance diffuse est un angle mort politique, que l’on peut enrayer en proposant un nouveau pacte aux organisations apprenantes.

Don’t blame the people, fix the system.

Edward Deming

Les modes de travail observés dans les équipes d’innovation peuvent inspirer les grandes organisations : injecter progressivement sens, autonomie, et amélioration continue dans des équipes est largement compatible avec le fonctionnement d’une grande organisation. Les six îlots auto-gestionnaires expérimentés chez Michelin ont par exemple coexisté avec une organisation paternaliste traditionnelle, puis ont en dix ans répandu une nouvelle culture dans les usines. Dans l’administration, l’autonomisation d’unités de service public (établissements scolaires, agence emploi ..) peut constituer un modèle épanouissant et efficace de déploiement du service public. Mieux, nous pensons que le Service Public peut incarner cette figure libératrice et inspirer tout le secteur tertiaire.

« Dans tous les systèmes économiques coexistent les unes à côté des autres de très nombreuses formes de travail, mais il y a toujours une figure du travail qui exerce son hégémonie sur les autres. Cette figure économique fonctionne comme une sorte de tourbillon qui transforme peu à peu toutes les autres afin qu’elles présentent à leur tour ses propres qualités. La figure hégémonique n’est pas dominante en termes quantitatifs mais dans la mesure où elle possède le pouvoir de transformer les autres. » Antonio Negri, La Traversée de l’empire

Il ne suffit pas de lancer des incantations pour changer des modes de pensée ancrés depuis des siècles. Le système les rejettera avec raison, victime de sa propre résilience. Il est possible en revanche d’élargir les représentations du monde dans les grandes organisations à ces trois diagnostics :

  • la concentration n’est pas source de toutes les vertus, la déconcentration peut aussi être une vertu,
  • il n’y aura pas de plans de la réforme de l’État ou de “libération” des grandes organisations privées, mais des équipes qui produisent ces changements progressivement, et certaines qui y parviennent,
  • à côté de la mesure des moyens, des coûts, peut se déployer une culture de l’utilité, de l’impact (coûts évités, délais réduits, santé améliorée, violence évitée, inclusion élargie, CO2 évité, sentiment de sécurité accru …), plus complexe à appréhender car subjective, plurifactorielle et dynamique. La bonne nouvelle ? Une fois abandonné notre désir de certitudes, les conversations sur la valeur sont accessibles à tous, passionnantes et même drôles.

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