Je lisais récemment des portraits dithyrambiques de la monnaie complémentaire Bitcoin, chargée de toutes les vertus car « indépendante des états et des organismes centralisés » …
Très techniques, les démonstrations de ses atouts me laissent sceptiques. Par exemple, il est dit que tout est transparent dans les règles du jeu, la masse monétaire est limitée à 21 millions de Bitcoin. Alors que se passera-t-il quand tous les Bitcoin seront distribués ? Il y aura déséquilibre de la demande en Bitcoin et donc la valeur de la monnaie augmentera par rapport à ses contreparties, devises ou marchandises. Si votre boulanger vous vendait la baguette à 10 Bitcoin, elle n’en vaudra plus que 5, puis 1, .. Alors ils faudra bien que la communauté réagisse collectivement car à ce rythme, les premiers épargnants en Bitcoin deviendront vite richissimes. C’est d’ailleurs le seul sens de cette monnaie : donner à terme beaucoup de pouvoir d’achat aux gens qui y auront investi les premiers.
Invariablement autour d’une zone d’échange, se poseront des problèmes, des abus, par rapport à un bien commun comme une monnaie (d’aucun pensent même qu’un déterminisme sournois guette tous les biens communs : la tragédie des biens communs, puisqu’il est plus intéressant d’abuser d’une ressource partagée et d’en faire payer le prix à toute la communauté). Dans tout système, il faut alors modifier ou enrichir ses règles, par exemple augmenter le taux de dépréciation ou d’appréciation, augmenter la masse monétaire…
Tout bien commun crée fatalement un problème de gouvernance, qu’il faudra résoudre. On peut donc difficilement dire de Bitcoin : « .. Par définition, une vraie devise universelle doit pouvoir être lancée sans qu’aucune autorité centrale ne régule sa masse monétaire : cela exclut d’emblée toute forme de corrélation entre masse monétaire et indicateurs macroéconomiques. Un tel système de corrélation engendrait des discussions interminables et réclamerait une gouvernance utopique selon un standard démocratique universel inconnu à ce jour…« . On doit dire précisément l’inverse : « Dans une monnaie, à part son but, il n’y a d’important que la gouvernance. Le reste devra être exécuté au meilleur rapport qualité prix pour assurer la fluidité et la sécurité des échanges« .
Le but de la monnaie va notamment conditionner les intérêts qu’elle verse, positifs ou négatifs. Les monnaies à intérêt positifs comme l’€ permettent l’investissement via l’épargne. Ce n’est ni bien ni mal, on peut en abuser. Les monnaies à intérêts négatifs (ou monnaies fondantes) vont décourager l’accumulation de monnaie et, au contraire, en faciliter la rotation. Ce n’est ni bien ni mal, elles favorisent les échanges, on peut aussi en abuser.
Pour mieux comprendre le futur, intéressons-nous au passé, et en particulier aux monnaies complémentaires qui ont décollé (oui j’ai menti sur le titre, mais sans un peu de dramaturgie, vous ne seriez pas là en train de lire ces lignes). Les programmes de fidélisation des compagnies aériennes ont débuté dans les années 80. Depuis, 200 millions de personnes y sont affiliés, ce qui représente par exemple 800 millions d’€ dans le bilan d’Air-France KLM (3% de son chiffre d’affaires). Le but du Miles est de nous faire voyager plus avec certaines compagnies aériennes. Il a trouvé un équilibre gagnant-gagnant entre compagnies aériennes, entreprises et usagers. Il est toléré par les états, avec par exemple une fiscalité libératoire de 2,25% des miles attribués par les compagnies aériennes en Allemagne.
De même les Titres de Services (Chèque Déjeuner, Ticket Restaurant ..) ont réussi à encourager les employés à consommer dans les restaurants. Défiscalisant d’un côté pour les employés et les entreprises, l’état se rémunérant sur le surcroît de TVA perçu et les emplois créés …
Alors quid des nouvelles monnaies dites éthiques ou solidaires ? Par exemple, les Tookets développés par le Crédit Agricole. Il s’agit d’un programme malin dont le but est de router des ressources des entreprises vers les associations, en impliquant les employés, pour leur permettre de choisir les bénéficiaires. A suivre.
Autre exemple, les monnaies locales comme le Sol. Le sens d’une monnaie locale est de favoriser les échanges au sein d’une communauté géographique, voire obéissant à une certaine éthique (écologique par exemple). C’est un objectif extrêmement louable, mais encore totalement marginal, moins d’un million d’€ sur toute l’Allemagne par exemple ! La plus importante communauté semblant être le WIR en Suisse, qui représente plus de 1,5 milliards de Francs Suisse d’échanges par an.
Alors pourquoi, malgré un but souhaitable, aucune de ces monnaies locales ne passe le cap de la masse critique, et occupant une part discernable de la valeur ajoutée d’un lieu ?
Manifestement, les monnaies locales peinent à créer des chaînes de valeur complètes entreprises-fournisseurs-salariés, et restent atrophiées dans la sphère de chaque acteur économique : les entreprises ne paient que marginalement leurs fournisseurs et employés en monnaie complémentaire. En en discutant avec un dirigeant de banque, on peut même considérer que c’est souhaitable, car ces flux soustraient à l’impôt toute l’activité sous-jacente !
Prenons l’exemple d’une entreprise s’engageant avec succès dans une monnaie locale. Avant son compte de résultat s’établissait schématiquement ainsi :
€ | SOL | |
CA TTC | 120 | |
TVA | -20 | |
CA H.T. | 100 | |
Salaires Net | -40 | |
Charges salariales | -32 | |
Autres frais | -28 | |
Résultat | 0 | |
TOTAL TAXES | -52 |
En imaginant qu’elle réalise désormais 50% de son Chiffre d’Affaires en SOL, et qu’elle rémunère ses salariés avec, cela donne :
€ | SOL | |
CA TTC | 60 | 60 |
TVA | -10 | 0 |
CA H.T. | 50 | 60 |
Salaires Net | -20 | -20 |
Charges salariales | -16 | 0 |
Autres frais | -30 | |
Résultat | -16 | 40 |
TOTAL TAXES | -26 | 0 |
Le manque à gagner pour l’état, fournisseur de prestations sociales dont bénéficient ces agents économiques, est de 50% (26€ vs 52€ sur les 100€ du chiffre d’affaires)… un tel système ne peut donc pas passer à l’échelle ! Pour autant, rien ne l’empêche de modifier ses règles pour passer ce cap, en créant les conditions d’un gagnant-gagnant global :
- collecter une TVA en monnaie complémentaire, ou, plus simple techniquement, ajuster la fonte de la monnaie (typiquement 1% par mois) et l’affecter à l’intérêt général, au niveau local, en créditant la Ville, le Département ou la Région de ces fonds. Ces institutions deviennent alors les premières clientes du système : elles achètent des prestations de travaux, d’alimentation, de services à la personne et initient les conditions d’un marché viable pour que les particuliers, les professions libérales, les artisans, les paysans ou les commerçants s’engagent.
- collecter des charges en monnaie complémentaire, et les convertir en € dès lors qu’elles doivent repasser par les organismes centraux (URSSAF); le plus logique à terme étant de verser à ceux qui l’acceptent les prestations sociales en monnaie locale, mais on en est pas là, un tel système réclamant une confiance à long terme dans une monnaie qui n’a pas encore de passé …
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