Le 5 mars 2013, Fleur Pellerin, Ministre chargée de l’Economie Numérique déclarait :
Nous allons créer à Paris ou en proche banlieue un lieu qui sera l’étendard du numérique de la France. Ce pourrait être la Halle Freyssinet, dans le XIIIe arrondissement. C’est l’hypothèse la plus sérieuse parmi les implantations étudiées. Grande de 25 000m² au sol, cette halle pourrait ainsi accueillir « jusqu’à 1 000 start-up » et devenir une vitrine du numérique français … Cet endroit doit être une vitrine internationale, un des grands incubateurs de classe mondiale.
Ma foi pourquoi pas. En même temps il est légitime de s’intéresser aux endroits où un afflux d’innovation serait le plus souhaitable, et s’interroger – selon le fameux adage “eat your own dog food” (“mangez les produits que vous vendez”) – si l’administration Française ne pourrait pas être le principal destinataire de cette mesure …
Car à l’heure où l’Urssaf ne répond plus, même à 0,1€ la minute, qu’avec mépris et arrogance, où aucune innovation sensible n’est venue enrayer la lente dégradation des services de Pôle Emploi ou de la Formation Professionnelle depuis leur création, où l’encroûtement, la division des responsabilités, le poids de la hiérarchie et du contrôle empêche toute velléité interne de servir correctement les usagers. Où l’empilement des mesures et des règlements est la règle, alors que la simplification est le seul vecteur d’économie, mais surtout de démocratie ! Nous sombrons dans une tyrannie des experts, où la moitié des bénéficiaires du RSA ne réclament pas leur droit (Libération 6 juillet 2012), où des règlements sournois empêchent l’utilisation d’engrais naturels (Bastamag mars 2013), où il m’a fallu batailler des heures pour accéder aux bulletins scolaires de mon fils, compilés dans un système abscons, mais national !
Mais simplifier n’est pas si simple, et d’autres gouvernements ont déjà annoncé d’autres « chocs de simplification » sans plus d’effets (Le Progrès, mars 2013) … La bureaucratie administrative, déjà en crise, s’est très bien accommodée du management par les coûts importé ses 10 dernières années dans le secteur public. L’idéologie des Ecoles de commerce et des MBA, après avoir saccagé l’entreprise privée en la divisant et en la polarisant sur sa profitabilité à court terme (cf. Henri Mintzberg, 2004), s’est attaquée à nos services publics avec un immense succès. On est ravis d’apprendre que la suppression des rations pour les infirmières de nuit a fait gagner quelques centaines d’euros en comptabilité analytique. Mais en a fait perdre combien en moral, en qualité, en temps, en respect qui se répercuteront sur l’usager ? Combien de temps faudra-t-il à nos dirigeants pour qu’ils réalisent qu’optimiser un système n’est pas optimiser chacune de ces parties (R. Ackoff, E. Deming, E. Goldratt) ?
Alors il est peut-être temps de se dire que oui, l’innovation ne peut pas avoir lieu dans la technostructure. La technostructure reproduit, consciemment ou inconsciemment, le corpus de règles qui la fonde, quelque soit la nature de l’innovation qui la traverse : demandez à l’URSAAF ou au Ministère de l’Economie un choc de simplification, il se terminera toujours en formulaire Cerfa et en hygiaphone. La dernière tentative en date, Chorus, n’en est que la nième illustration (voir le rapport de la cour des comptes 2011). La plupart des innovations importantes sont le fait d’initiatives isolées, portées par des corsaires, tel le programme Santé Active de la CPAM, qui renverse l’objet même de l’institution : faire en sorte que les gens ne soient pas malades plutôt que simplement rembourser leur frais de santé !
Vouloir sincèrement innover revient alors à permettre à des agents de l’état de s’exfiltrer dans des “start-ups de service public” pour bâtir en petites équipes pluridisciplinaires et sans contraintes (sans autorisations, sans marchés publics, sans services centraux, sans égalité d’accès ..) les services de demain.
Mme Fleur Pellerin, permettez à ces start-ups de l’administration d’émerger. Pour cela, autorisez dans chaque administration une enveloppe budgétaire dédiée à l’innovation qui permettra de faire sortir des cartons des milliers de projets améliorant la vie des usagers des services publics. Permettez à deux agents en Loire Atlantique de dépenser 100€ pour modifier un mobilier d’accueil, permettez à trois fonctionnaires aidés de deux professionnels du Web de lancer un site Internet en support de leur activité. Contrôlez a posteriori leur impact. Coupez les branches moribondes et réinvestissez dans les initiatives fructueuses. Tiens, la Carte Vitale est née ainsi !
Alors certes, disséminer l’innovation au sein même des centres opérationnels doit heurter l’instinct jacobin qui vous pousse à imaginer un temple Parisien dédié à l’innovation. Des conseillers vous soufflent déjà à l’oreille « stupide, il va y avoir plein de doublons », « certains vont échouer », « d’autres vont faire des bêtises ». Et ils ont raison ! Mais l’inverse, qui consiste à tout vouloir maîtriser, et dépenser par exemple 200 M€ pendant 10 ans pour fabriquer LE bon dossier médical personnalisé, et ne rien sortir, n’est plus acceptable. Avec ce temps et cet argent, nous aurions pu faire plus de 200 expérimentations réelles à 500 000€ chacune, puis réinvestir les 100M€ restants dans la convergence et la généralisation des meilleures initiatives !
Mais qui sait vraiment ce qu’est l’innovation pour qui ne l’a pas vécue ? Madame la Ministre, l’innovation c’est une désobéissance, pas un plan.
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