Un sondage de l’Ifop de 2011 classait les professions selon notre opinion sur les personnes les exerçant. Arrivent largement en tête politiciens, agents immobiliers et banquiers, difficilement contestables et jouissant de réputations solidement établies. On reste circonspect voire surpris par l’absence de garagistes ou d’informaticiens dans la liste, mais là n’est pas mon propos.
Car au fond, si nous méprisons ces personnes, c’est parce que nous savons qu’elles nous mentent trop souvent, qu’elles servent avant tout leur intérêt propre. Le cas de l’agent immobilier a été assez bien décrit par Steven Levitt dans Freakonomics. Mais peut-on dire que les enseignants, médecins, ou commerçants, qui jouissent d’un prestige bien plus grand, ne se foutent pas eux-aussi un peu de notre gueule ? On le distingue simplement moins nettement en réalité. Car nul n’échappe au triste tropisme qui fait de nous tôt ou tard des défenseurs de notre activité plus que de notre action. La médecine française n’en est pas au point de contre productivité de son homologue outre-atlantique mais s’en rapproche tranquillement, notre système éducatif fait échouer un quart d’une classe d’âge pendant que l’on augmente ses moyens (plus de la même chose = ..?), et, ivre, je me suis encore fait avoir par un taxi hier soir. CQFD donc.
Dans la Convivialité, Ivan Illich expliquait ce phénomène avec limpidité : insidieusement, les professions deviennent aliénantes et dominantes pour leurs usagers qui cessent de les coproduire, subissant une complexité grandissante qui les rend coûteuses et impossible à maîtriser, nécessitant le recours d’experts. Il leur opposait des outils conviviaux, c’est à dire simple, peu coûteux et transparents. Rien ne nous empêche d’imaginer une médecine ou une éducation produite à 80% par des non-experts, mais le sens de l’histoire est clairement orienté vers toujours plus de complexité et d’expertise, et toujours moins d’engagement des usagers, vécus comme de stricts clients, jamais comme des co-producteurs vers qui transférer des outils et des savoirs-faire. Alors continuez à faire une IRM pour un mal à la tête et reprenez donc un anti-dépresseur, ça va aller.
Heureusement, des innovateurs – des barbares vus du système en place – viennent régulièrement et légitimement s’attaquer aux rentes et aux modèles économiques peu vertueux. Cependant un rapide regard sur l’histoire, sur cette lutte millénaire entre innovateurs et conservateurs, nous souffle un premier lemme : tous les barbares sont des rentiers qui s’ignorent.
Si les entreprises prenaient conscience de ce théorème (oui c’était un lemme il y a 2 lignes, mais la rigueur scientifique c’est un peu has been non ?) au lieu de se confir dans leurs rentes une fois le succès atteint, elles mettraient systématiquement en péril leur modèle économique pour offrir toujours mieux à leurs usagers. Windows et la Carte Bleue seraient gratuits depuis longtemps, non pas grâce à Linux ou Bitcoin, mais parce que les détenteurs de la rente auraient jugé eux-mêmes que l’augmentation de leur base d’usagers créerait suffisamment d’opportunités pour déplacer leur valeur ajoutée vers des services encore plus utiles et rentables. Une forme de destruction créative assumée, qui aurait poussé Renault à inventer Blablacar et Autolib, et Kodak l’appareil photo numérique. Au lieu de cela, son acharnement à vendre des pellicules l’a empêché d’embrasser notre désir de partager des émotions. Cette inversion des fins et des moyens est même théorisée par les grands manuels de stratégie qui nous suggèrent pour toute entreprise une longue phase d’optimisation des activités suivi d’un fatal déclin … dommage, leur grille de lecture omet le sens de leur action : santé, instruction, déplacement … elle est donc totalement obsolète pour comprendre ce que j’essaye de vous raconter depuis une heure. Second lemme donc : les empires ne se transforment pas, ils s’effondrent.
Cette loyauté aux usagers, véritable dictature d’une pensée long terme, transformerait en permanence le paysage économique en créant moins d’opportunités pour les barbares (le lecteur avisé aura bien noté que par un effet gigogne je prêche pour la disparition de ma rente actuelle, en étant convaincu que j’aurai – j’assume l’emploi du futur – encore beaucoup de boulot, mais de l’autre côté du Rubicon ;). Elle substituerait un cycle plus apaisé d’innovation-rationalisation à la guerre de tranchée que constitue depuis toujours chaque révolution technologique.
On imagine ainsi ce courrier d’une grande banque hexagonale :
Chers actionnaires, chers employés, chers clients,
Pour la 4ème année consécutive, nous avons diminué nos frais de base de tenue de compte, pour les ramener aujourd’hui à 0, et permettant à 237 000 nouveaux clients de nous rejoindre. Ces clients ne nous rapportent rien, mais ne nous coûtent rien non plus. Ils sont en revanche nos futurs riches moteurs.
L’analyse de nos impacts sociaux, économiques et environnementaux ont par ailleurs montré que nos positions sur certains marchés n’étaient pas tenables à long terme. En conséquence de quoi nous avons commencé à éteindre nos portefeuilles d’activité dans les paradis fiscaux. A court terme, cette décision va créer un manque à gagner de plusieurs milliards pendant plusieurs années et nous obliger à de coûteux plans sociaux (nous assumons la reconversion de nos personnels). Cependant, le groupe entend bénéficier de ce choix en repositionnant sa marque dans l’intérêt de ses usagers. Cette posture, totalement incarnée et pas uniquement d’affichage comme nos concurrents, nous a déjà permis d’acquérir plus de 50% des nouveaux clients bancaires, là où notre position naturelle nous en promettait 27%. Mais mieux, elle nous met à la pointe du combat des états contre l’injustice fiscale, et a permis de lancer avec succès notre filiale Fair Tax Solutions, avec déjà 12 états clients en un an, dont la France, et un chiffres d’affaires qui compense déjà 25% de nos pertes sur ces anciens marchés…
Il y a une urgence à redéfinir notre apport à la société, non plus en termes de moyens, d’activités, mais en termes de contribution à un but, en action sur le réel. Et vous, c’est quoi votre action ?
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